CHAPITRE XXIX
Gus l’avait dit. S’ils essayaient de passer ils feraient sauter la banquise juste sous eux et ils finiraient au fond de l’océan Indien.
— La glace n’est pas très épaisse dans le coin. Rien qui ne puisse poser de gros problèmes. Ces hommes que nous avons découverts sur l’écran d’infrarouge ont dû creuser des tunnels jusqu’à l’eau, déposer des charges puissantes. Il n’y a que cinq ou six mètres de banquise. Nous aurions dû le vérifier avant de passer la nuit ici. Avec dix mètres ils n’auraient rien pu faire.
— Ils veulent nous détruire ou nous capturer vivants ? demanda Yeuse anxieuse.
— S’il peuvent nous capturer ils le feront. La locomotive doit également les intéresser avec son matériel sophistiqué et ses fabuleuses possibilités. Mais si nous essayons de passer ils nous escamoteront.
— Comment ont-ils pu nous repérer ?
— Ils ont dû installer d’autres enregistreurs à notre insu. Ensuite rien de plus facile que d’explorer toutes les lignes secondaires confluant vers le réseau.
— Mais nous pensions que cette ligne était abandonnée et ils sont aussi arrivés par le Sud.
Gus passait en revue tous les écrans. Les images restaient imprécises mais l’unanimité des informations leur suffisait pour savoir qu’on les encerclait.
— Kurts n’a jamais été coincé en Transeuropéenne, dit-elle. C’est donc qu’il y a toujours une possibilité. Malheureusement nous ne connaissons pas toutes les ressources de cette machine.
— En Transeuropéenne, dit Gus agacé, il n’y a pas beaucoup de banquise. C’est surtout de l’inlandsis et on ne peut faire disparaître un convoi que dans une crevasse.
Yeuse lui parla du dispositif permettant de poser des rails en résine.
— Il ne peut pas créer toute une voie sur des kilomètres. Il peut juste établir une voie provisoire sur au maximum une centaine, voire deux ou trois centaines de mètres, mais c’est tout. Toutes les machines de haut de gamme en sont désormais équipées. Il n’y a aucune possibilité pour nous. Nous sommes bel et bien coincés.
— Et si nous faisions les morts ?
— Ils peuvent patienter plusieurs jours puis lancer une attaque.
— S’ils attaquent, ils devront prévoir un repli. Ils ne feront donc pas sauter la banquise ?
— Non, pas tant qu’ils seront dans le périmètre dangereux, mais si nous effectuons une sortie ils peuvent toujours déclencher les mines.
Le jour finit par se lever et l’écran radar devint plus précis. Les véhicules paraissaient être des patrouilleurs ou des vedettes rapides.
— Si nous attendons trop longtemps c’est la flotte américaine qui risque d’arriver, dit Gus, et là, nous serons fichus.
Elle prépara le déjeuner, fit cuire du pain dans le four spécial, griller du lard, des omelettes et des crêpes.
— Nous ne mourrons pas le ventre vide, constata Gus.
Ils mangèrent avec appétit et retrouvèrent leur moral en partie. Puis ils visitèrent l’armurerie et Gus sortit de curieux missiles de leurs containers. Ils étaient en deux parties et elle constata qu’on pouvait y adapter des bogies minuscules.
— Torpilles monorail, dit le cul-de-jatte. Très efficaces car difficiles à éviter, même si le radar les signale à l’avance ou l’ultrason. On déclenche un booster qui les propulse à une vitesse étonnante.
— Comment le sais-tu ?
— Quand j’ai fait l’inventaire des réserves, j’ai lu la notice. On pourrait essayer, en envoyer sur chaque rail, faire péter leurs véhicules, dans le Sud. Ils sont isolés sur cette ligne secondaire. Ensuite on leur proposera soit de les emmener avec nous avec la promesse de les libérer plus loin, soit de les bloquer sans véhicules, sans vivres sur la banquise. Je pense qu’ils n’oseront pas faire sauter les mines à ce moment-là. On pourrait aussi détruire les véhicules du Nord pour qu’ils sachent bien, les deux groupes, qu’ils n’ont aucun secours immédiat à espérer sauf notre intervention.
Ils emportèrent les torpilles à booster au fond de la cale, là où une sorte de trou d’homme permettait de surgir entre les bogies.
— On va en envoyer six de chaque côté. Mais il faudra ensuite rouler très vite vers le Sud, sans même attendre les explosions, sans savoir s’ils auront fait sauter la banquise.
— D’abord, dit Yeuse, il faut les repérer sur leur fréquence. Ils doivent communiquer entre eux, les deux groupes.
Très vite ils isolèrent la fréquence mais les deux commandos parlaient dans un langage codé, incompréhensible.
— Il doit bien y avoir un tube lance-torpilles, mais je ne sais pas le faire marcher, avoua Gus. Il m’aurait fallu plus de temps pour tout découvrir. Je vais faire partir les torpilles à la main et tu démarreras en même temps.
Yeuse sentit ses cheveux se hérisser sur la nuque.
— Mais tu seras entre les bogies centraux… Tu risques de te faire écraser.
— Tu démarres et en même temps tu lances l’ultimatum. Tu leur annonces que leurs véhicules vont exploser, qu’ils seront isolés sur la banquise sans espoir d’être rapidement recueillis. Que s’ils ne font pas sauter la glace nous pouvons les embarquer et les déposer plus tard dans la station que nous traverserons.
— Et s’ils font quand même sauter la banquise ? Comment discerner entre le bruit des torpilles et celui des mines ?
Gus secoua la tête.
— Je manque d’expérience sur la question. Il faudra courir le risque. Le sondeur seul nous signalera le trou à condition de ne pas rouler trop vite. Je descends. J’expédie les torpilles vers le Nord d’abord, puis à dix heures dix-sept celles du Sud.
Il vérifia si sa montre était alignée sur celles du bord.
— Tu lances la machine à petite vitesse et tu parles sur leur fréquence. Qu’ils aient le temps d’abandonner les véhicules. Ils auront environ trente secondes, peut-être trente-cinq. La vitesse des torpilles approche des mille kilomètres/heure. Elle se maintient sur le rail grâce à un électromagnétisme adapté. Je compte le temps qu’ils mettront pour comprendre d’où vient l’ultimatum et réaliser sur leur écran radar que ce n’est pas du bluff.
Elle s’agenouilla, noua ses bras autour de son cou et l’embrassa sur la bouche.
— Je t’en prie, fais attention. Nous trouverons ensemble Concrete Station.